TROISIÈME SECTION
(Requête no 22567/03)
ARRÊT
STRASBOURG
22 novembre 2007
22/02/2008
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Desjardin c. France,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. B.M.
Zupančič, président,
C. Bîrsan,
J.-P. Costa,
Mmes E. Fura-Sandström,
A. Gyulumyan,
M. E. Myjer,
Mme I. Berro-Lefèvre, juges,
et de M. S. Quesada, greffier de
section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 octobre 2007,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 22567/03) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Alain Desjardin (« le requérant »), a saisi la Cour le 11 juillet 2003 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me F. Roux, avocat à Montpellier. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3. Le 6 février 2006, la requête a été communiquée au Gouvernement. Il a été décidé, en vertu de l'article 29 § 3 de la Convention, que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1935 et réside à Castelnau-le-Lez, dans l'Hérault. Agriculteur et membre du parti politique Les Verts, il était candidat de ce parti aux élections cantonales des 11 et 18 mars 2001, dans le
canton de Cornus, dans l'Aveyron. Au cours de cette campagne, il participa, du 27 février au 1er mars 2001, à la distribution de tracts par lesquels il déclarait notamment :
« (...) écologiste de terrain, avec des femmes et des hommes épris de justice, de respect de la nature, j'ai permis de rendre publiques des atteintes graves à l'environnement et des risques à la santé des hommes. En voici quelques uns :
- soutien aux habitants du [C.], qui ont obtenu la démission de l'ancien maire qui polluait l'eau de la commune (...) »
5. Le 23 mai 2001, A., un ancien maire de la commune de C., se constitua partie civile et fit citer le requérant devant le tribunal correctionnel de Millau afin qu'il y réponde du délit de diffamation publique à l'encontre d'un particulier, estimant être visé par le tract susmentionné. Le demandeur visa à l'appui de sa demande les 1ers alinéas des articles 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881, ainsi que l'article 121-7 du code pénal.
6. Le requérant souleva in limine litis une exception de nullité de la citation au motif que les faits évoqués dans les tracts litigieux concernaient des actes accomplis par l'ancien maire dans l'exercice de ses anciennes fonctions relevant ainsi, non pas des dispositions visées par son contradicteur, mais du champ d'application de l'article 31 de la loi du 29 juillet 1881.
7. Par un jugement du 10 octobre 2001, le tribunal de grande instance de Millau rejeta l'exception soulevée par le requérant et condamna celui-ci au paiement d'une amende de 1 000 francs français (FRF) ainsi qu'au versement à la partie civile d'un franc français de dommages-intérêts. Le tribunal ordonna également la publication de la condamnation dans deux quotidiens locaux, le Midi Libre et la Dépêche du Midi.
8. Ce jugement, dans ses passages pertinents, fut motivé comme suit :
« (...) Attendu que sont constitutives de diffamation envers une personne visée à l'article 31 de la loi du 29 juillet 1881, les imputations qui contiennent la critique des actes de la fonction ou encore lorsque la qualité ou la fonction de la personne en cause a été le moyen d'accomplir les faits imputés ou en a été le support nécessaire ;
Attendu que pour relever de l'article 31 précité, il ne suffit donc pas que la diffamation vise une personne protégée par cet article puisqu'il faut, en outre, qu'elle porte sur un fait se rattachant à la fonction qui justifie la protection ;
Attendu que les écrits d'Alain Desjardin ne reprochent pas à [A.] des manquements à ses pouvoirs de police administrative, mais l'accusent de polluer l'eau de la commune, ce dont il résulte que ces imputations totalement étrangères à la fonction municipale et au mandat politique alors exercé par [A.] ne sont rattachables ni à un acte, ni à un abus de fonction ou de ce mandat, et n'atteignent que l'homme privé ;
Attendu qu'il s'ensuit que la partie civile est bien recevable à poursuivre l'auteur sur le fondement de la diffamation envers un particulier et non sur le fondement de la diffamation envers un citoyen chargé d'un mandat public ;
Attendu que l'exception de nullité doit donc être rejetée ; (...)
Attendu que les imputations diffamatoires ne visent pas, contrairement à ce que soutient le prévenu, les négligences ou imprudences du maire au regard de ses obligations (...), lesquelles lui imposent de prendre des mesures de nature à prévenir et à faire cesser la pollution des eaux de la commune ;
Attendu qu'en effet, le tract imputant à [A.] de « polluer l'eau de la commune » revient à l'accuser d'un délit intentionnel consistant dans la dégradation volontaire de la qualité des eaux ;
Attendu qu'il s'ensuit que les pièces produites par le prévenu pour tenter de démontrer que l'eau n'était pas conforme aux normes sanitaires (...) sont inopérantes pour établir l'existence de l'infraction pénale alléguée à l'encontre d' [A.] ;
Attendu qu'enfin, le bénéfice de la bonne foi ne peut être accordé à Alain Desjardin qui a mis en cause l'honneur de la victime, alors par ailleurs que sa volonté prétendue d'informer les électeurs ne peut justifier des propos excessifs, alléguant des faits constitutifs d'une infraction pénale (...) »
9. Le requérant fut également condamné à verser à la partie poursuivante la somme de 4 000 FRF au titre des frais et dépens et fut assujetti à un droit fixe de procédure d'un montant de 600 FRF.
10. Le requérant interjeta appel de ce jugement le 19 octobre 2001. La partie civile fit de même le 24 octobre 2001.
11. Par un arrêt du 6 février 2002, la cour d'appel de Montpellier confirma le jugement attaqué dans ses dispositions pénales, condamna le requérant au versement à la partie civile d'une somme de 150 euros (EUR) à titre de dommages-intérêts ainsi qu'au paiement d'une somme de 400 EUR au titre des frais avancés en cause d'appel. Le requérant dut également s'affranchir d'un droit fixe de procédure de 120 EUR. La publication de l'arrêt dans la presse ne fut pas jugée nécessaire.
12. Cet arrêt, dans ses passages pertinents, fut motivé comme suit :
« (...) Attendu que la cour d'appel se réfère à l'exacte analyse des circonstances de la cause faite par le tribunal correctionnel et adopte les motifs par lesquels il a rejeté l'exception de nullité ; qu'il suffit de préciser qu'Alain Desjardin lui même reconnaît à l'audience qu'il aurait dû dans son tract se référer aux résultats des analyses d'eau (« non conforme, suspecte, pouvant présenter des risques pour la santé lors de sa consommation ») de la commune (...) que le maire n'affichait pas et sur la nature desquelles il n'informait pas la population ;
Qu'ainsi en écrivant que l'ancien maire polluait l'eau de la commune il faisait bien référence à un comportement particulier, volontaire et délictuel et non à l'activité administrative de cet élu ;
(...) Attendu que la cour d'appel se réfère à l'exacte analyse des circonstances de la cause faite par le tribunal correctionnel et adopte les motifs par lesquels il a rejeté ces moyens ; qu'il y a lieu d'ajouter que le prévenu n'invoque devant la cour d'appel aucun moyen ou argument qu'il n'ait déjà soumis aux premiers juges et auxquels la Cour constate que ceux-ci ont répondu avec pertinence ;
Qu'il convient d'ajouter que toutes les décisions de jurisprudence citées et produites par Alain Desjardin pour fonder sa relaxe, sont afférentes à la liberté de la presse, à la critique des hommes politiques, à la polémique électorale et à l'information des électeurs, et n'ont aucun effet sur la présente poursuite qui vise la diffamation publique envers un particulier ;
Attendu qu'il y a lieu de confirmer la décision déférée sur la culpabilité et sur la peine, l'amende prononcée correspondant à la gravité des faits et n'étant nullement excessive (...) »
13. Le requérant se pourvut en cassation contre cet arrêt.
14. Par un arrêt du 14 janvier 2003, la Cour de cassation déclara l'action publique éteinte par l'effet de la loi du 6 août 2002 amnistiant les délits de diffamation publique envers un particulier commis avant le 17 mai 2002 et rejeta le pourvoi du requérant en ce qu'il portait sur l'action civile.
15. Les motifs des juges de cassation, sur l'action civile, se lisent comme suit :
« (...) Attendu que pour écarter l'exception de nullité de la citation invoquée par le prévenu qui soutenait que [A.], ancien maire [de la commune de C.], aurait dû engager les poursuites du chef de diffamation publique sur le fondement de l'article 31 § 1, de la loi du 29 juillet 1881, les juges du second degré relèvent que la partie civile était visée dans le tract litigieux à raison d'un comportement particulier, volontaire et délictuel et non lié à son activité administrative,
Attendu qu'en l'état de ces motifs la cour d'appel a justifié sa décision ; (...)
Attendu que pour déclarer inopérantes les pièces déposées par le prévenu au titre de l'offre de preuve de la vérité du fait diffamatoire, les juges se prononcent par les motifs reproduits au moyen ;
Attendu qu'en cet état, la cour d'appel a justifié sa décision dès lors que, ainsi que la Cour de cassation est en mesure de s'en assurer, l'écrit incriminé ne visait pas le comportement de la partie civile dans l'exercice de ses fonctions municipales (...) ;
Attendu que les énonciations de l'arrêt attaqué mettent la Cour de Cassation en mesure de s'assurer que la cour d'appel, par des motifs répondant aux conclusions dont elle était saisie a, sans insuffisance ni contradiction, exposé les circonstances particulières invoquées par le prévenu et énoncé les faits sur lesquels elle s'est fondée pour écarter l'admission à son profit du bénéfice de la bonne foi ;
D'où il suit que le moyen, par ailleurs nouveau et mélangé de fait et de droit (...) ne peut qu'être écarté (...) »
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
16. L'article 23 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, dans sa rédaction à l'époque des faits, se lisait ainsi :
« Seront punis comme complices d'une action qualifiée crime ou délit ceux qui, soit par des discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, soit par des écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l'écrit, de la parole ou de l'image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit par des placards ou des affiches exposés au regard du public, soit par tout moyen de communication audiovisuelle, auront directement provoqué l'auteur ou les auteurs à commettre ladite action, si la provocation a été suivie d'effet.
Cette disposition sera également applicable lorsque la provocation n'aura été suivie que d'une tentative de crime prévue par l'article 2 du code pénal. »
17. L'article 29 alinéa 1er de cette loi dispose :
« Toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l'identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés. »
18. L'article 31 se lit comme suit :
« Sera punie de la même peine, la diffamation commise par les mêmes moyens, à raison de leurs fonctions ou de leur qualité, envers un ou plusieurs membres du ministère, un ou plusieurs membres de l'une ou de l'autre Chambre, un fonctionnaire public, un dépositaire ou agent de l'autorité publique, un ministre de l'un des cultes salariés par l'Etat, un citoyen chargé d'un service ou d'un mandat public temporaire ou permanent, un juré ou un témoin, à raison de sa déposition.
La diffamation contre les mêmes personnes concernant la vie privée relève de l'article 32 ci-après. »
19. Enfin, l'article 32 de cette loi, dans sa rédaction à l'époque des faits, disposait :
« La diffamation commise envers les particuliers par l'un des moyens énoncés en l'article 23 sera punie d'une amende de 12 000 euros.
La diffamation commise par les mêmes moyens envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée sera punie d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende ou de l'une de ces deux peines seulement.
En cas de condamnation pour l'un des faits prévus à l'alinéa précédent, le tribunal pourra en outre ordonner :
1o L'affichage ou la diffusion de la décision prononcée dans les conditions prévues par l'article 131-35 du code pénal. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
20. Le requérant conteste le fait d'avoir été condamné par les juridictions internes relativement au contenu du tract distribué au cours de sa campagne pour les élections cantonales des 11 et 18 mars 2001. Il dénonce une violation de son droit à la liberté d'expression, lequel est garanti par l'article 10 de la Convention. Cette disposition se lit comme suit :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.
2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »
A. Sur la recevabilité
21. La Cour constate que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et qu'elle ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèse des parties
22. Le requérant explique en premier lieu qu'il n'a pas été poursuivi sur le fondement d'une base légale pertinente. Il précise que ses propos visaient A. en tant qu'ancien maire de la commune de C. et souligne que le tract était distribué dans le cadre d'une campagne électorale. Dès lors, à supposer qu'il y ait eu diffamation, celle-ci concernait en tout état de cause une personne chargée d'un mandat public et mise en cause dans le cadre de l'action menée au cours de ce mandat. Il s'ensuit que le requérant aurait dû être poursuivi sur le fondement de l'article 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881.
23. Le requérant, s'il ne conteste pas expressément le fait que la mesure incriminée poursuivait l'un des buts légitimes énumérés à l'article 10 § 2 de la Convention, estime ensuite, et en tout état de cause, que sa sanction n'était pas « nécessaire dans une société démocratique ». Il insiste tout d'abord sur le fait que la question environnementale est un sujet d'intérêt général de première importance. Il rappelle ensuite le contexte électoral de l'affaire et insiste sur la circonstance que ses propos visaient un ancien élu, en tant que tel, précisément en raison des omissions apparues alors qu'il était aux affaires, et non pas un simple particulier. Ceci est d'autant plus évident que le tract litigieux était un document tendant à mettre en avant les activités politiques du requérant et reprenait en substance les thèmes de sa profession de foi.
24. Le requérant rappelle également que la lutte contre la pollution des eaux du canton était un élément central de sa campagne. Surtout, il souligne qu'il n'a jamais voulu mettre en cause la responsabilité pénale de l'ancien responsable, mais a cherché à critiquer sa gestion de la commune et à exprimer un maximum d'idées sur son programme de campagne en un minimum d'espace, le support papier constitué par le tract étant limité à une page. Ainsi, les termes devaient être vifs et accrocheurs, et les idées devaient être exprimées de manière succincte. Il ne faut donc pas interpréter les termes du tract au sens propre mais bien dépasser une lecture littérale de ceux-ci. Il s'agissait, en effet, non pas de dénoncer d'éventuels actes d'empoisonnement, mais de souligner les carences et les comportements de l'ancien maire en ce qu'il n'avait pas informé ses administrés par voie d'affichage de la mauvaise qualité de l'eau de la commune et des risques sanitaires liés à sa consommation, et n'avait ensuite pris aucune mesure pour pallier ces carences. Le requérant estime que sa bonne foi est avérée par la production des analyses de l'eau effectuées en 1998 et 1999, période pendant laquelle A. était maire de la commune de C.
25. Le Gouvernement ne conteste pas que la condamnation du requérant constitue bien une ingérence dans le droit de celui-ci à la liberté d'expression. Pour autant, il estime que cette ingérence était justifiée.
26. Concernant d'abord la base légale de l'ingérence, le Gouvernement note que dans une procédure parallèle, relative à d'autres de ses propos parus dans la presse locale, le requérant fut poursuivi sur le fondement de l'article 31 de la loi du 29 juillet 1881, précisément car il ne s'était pas borné à accuser A. d'avoir pollué les eaux de la commune mais avait également accusé celui-ci de manquements à ses obligations, en tant qu'élu, d'affichage des résultats d'analyse desdites eaux. Les juridictions saisies avaient alors considéré que ces propos visaient explicitement A., à raison de ses fonctions, en tant que citoyen chargé d'un mandat public. Le Gouvernement estime donc, par comparaison, que le fondement de la poursuite choisi en l'espèce, à savoir l'article 32 de la loi du 29 juillet 1881, était pertinent, les propos à l'origine de la poursuite étant différents.
27. Le Gouvernement estime ensuite que la mesure litigieuse poursuivait bien l'un des buts légitimes énumérés à l'article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la réputation ou des droits d'autrui. Il précise que la condamnation du requérant visait également à garantir le droit de la partie civile au respect de la présomption d'innocence, tel que garanti par l'article 6 § 2 de la Convention, celle-ci ayant été accusée d'avoir empoisonné les eaux de la commune.
28. Quant à la nécessité de la mesure, le Gouvernement estime qu'elle tenait à la particulière gravité des propos et à ce que l'accusation formulée par le requérant était dépourvue de toute base factuelle et de toute bonne foi. Les juridictions internes ont ainsi relevé que le tract distribué par le requérant contenait une accusation de dégradation volontaire de la qualité des eaux de la commune et non un simple manquement aux obligations de prévention et d'action du maire face à d'éventuelles pollutions. L'offre de preuve formulée par le requérant ne saurait dès lors, en ce qu'elle établit l'état de pollution des eaux, être opérante à démontrer que c'est bien l'ancien maire qui serait à l'origine de cette pollution.
29. Le Gouvernement juge que l'accusation d'avoir commis un fait précis, a fortiori lorsque ce fait est susceptible de recevoir une qualification pénale, ne peut échapper à une restriction de la liberté d'expression qu'à la condition que la preuve des faits soit apportée par celui qui exerce son droit de libre d'expression ou, à tout le moins, à la condition que l'accusation repose sur une base factuelle suffisante. Il estime qu'une telle accusation ne saurait en aucune mesure être analysée en un jugement de valeur, d'autant qu'en l'espèce il s'agissait presque d'une accusation d'empoisonnement.
30. Enfin, se fondant sur l'arrêt Constantinescu c. Roumanie (no 28871/95, § 74, CEDH 2000-VIII), le Gouvernement estime qu'il était tout à fait loisible au requérant de formuler ses critiques et de contribuer ainsi à une discussion libre et publique sur les problèmes d'environnement, sans pour autant accuser un ancien maire d'avoir pollué les eaux de la commune dont il assurait la gestion.
2. Appréciation de la Cour
31. La condamnation litigieuse s'analyse en une « ingérence » dans l'exercice par le requérant de son droit à la liberté d'expression, ce que reconnaît le Gouvernement. Pareille immixtion enfreint l'article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l'article 10 et « nécessaire » dans une société démocratique afin d'atteindre le ou lesdits buts.
a. « Prévue par la loi »
32. La Cour estime que les arguments du requérant contestant la qualification donnée à ses propos par les juridictions internes, et portant sur la circonstance que ceux-ci visaient le détenteur d'un mandat public et non un particulier, relèvent davantage de l'examen de la proportionnalité de la mesure.
33. La Cour n'entend en effet pas substituer son appréciation à celle des juridictions nationales ayant statué en l'espèce quant à la qualification, au regard du droit interne, des faits de la présente cause. Elle note que ces juridictions se sont fondées, afin d'aboutir à la condamnation du requérant, sur les articles 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et estime dès lors que la base légale de l'ingérence était donc bien « prévue par la loi ».
b. « Buts légitimes »
34. Les parties s'accordent à dire que l'ingérence poursuivait bien en l'espèce l'un des buts légitimes énumérés à l'article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la réputation et des droits d'autrui. La Cour n'aperçoit aucune raison d'adopter un point de vue différent.
c. « Nécessaire dans une société démocratique »
35. Il reste à la Cour à rechercher si cette ingérence était « nécessaire » dans une société démocratique afin d'atteindre le but légitime qu'elle poursuivait. A cet égard, la Cour renvoie aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence en la matière (voir, parmi de nombreux autres, Brasilier c. France, no 71343/01, §§ 31-32, 11 avril 2006, et Mamère c. France, no 12697/03, § 19, CEDH 2006-...).
36. A titre préliminaire, la Cour relève que l'action publique ouverte contre le requérant s'est éteinte par l'effet de la loi d'amnistie du 6 août 2002 et que le requérant ne fut, par suite, pas condamné pénalement. Cette loi fut adoptée entre l'instance d'appel et celle de cassation, de sorte que les juridictions du fond n'avaient pas au préalable, pour entrer en voie de condamnation, jugé nécessaire de distinguer entre les motifs permettant de conclure à ce que les termes du tract litigieux constituaient, d'une part, une faute pénalement répréhensible et, d'autre part, une faute civile. Il s'ensuit que les motifs concluant à l'existence de la faute civile en l'espèce, seule à faire désormais l'objet de l'examen de la Cour, se confondent avec ceux ayant conclu à l'existence d'une faute pénale, bien que celle-ci ait finalement fait l'objet d'une amnistie.
37. Par ces motifs, les juridictions internes ont émis la conviction que les propos du requérant n'avaient aucunement eu pour but de mettre en cause A. en ce qu'il avait exercé d'anciennes fonctions municipales mais de porter atteinte à sa réputation en tant qu'« homme privé » en l'accusant d'un délit intentionnel de dégradation de la qualité des eaux de la commune. Elles ont jugé que les pièces produites étaient inopérantes à établir l'exécution d'une telle infraction ; en conséquence de quoi, le requérant n'a pas pu se voir accorder le bénéfice de la bonne foi et aurait dû établir, pour éviter d'être condamné, que A. était effectivement l'auteur de l'infraction dont les juridictions nationales ont estimé qu'il l'accusait.
38. La Cour rappelle que si la matérialité des déclarations de fait peut se prouver, les jugements de valeur ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude (voir, parmi d'autres, Odabaşı et Koçak c. Turquie, no 50959/99, § 21, 21 février 2006). Pour les jugements de valeur, l'obligation de preuve est donc impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d'opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l'article 10 (Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 42, CEDH 2001-II).
39. Or, la Cour n'est pas convaincue par l'analyse des juridictions internes tendant à réduire les termes du tract litigieux à une intention malveillante de porter atteinte à la réputation de A. en tant qu'« homme privé ». Elle estime que limiter de la sorte ces propos à un but unique de diffamation d'un particulier reviendrait à nier le contexte électoral dans lequel ils ont été tenus.
40. En premier lieu, la Cour souligne que le tract visait expressément « l'ancien maire », ce qui renforce l'hypothèse selon laquelle il était essentiellement question pour le requérant de critiquer la manière avec laquelle celui-ci avait exercé ses fonctions dans le cadre d'un mandat public et non de porter atteinte à sa réputation dans un cadre privé.
41. En second lieu, la Cour note que le tract se garde de mentionner expressément l'identité de « l'ancien maire », lequel n'est désigné que par ses anciennes fonctions. S'il était certes possible aux habitants du canton, par leur connaissance de la vie politique locale, d'établir que A. était bien la personne visée, les lecteurs du tract étaient également tout à fait à même de comprendre que les termes litigieux comportaient une part d'exagération, tolérable dans le cadre d'un discours politique. Les propos incriminés sont en effet apparus, sans ambiguïté possible, dans un document exprimant des idées politiques, distribué au cours d'une période électorale, par l'un des candidats à l'élection.
42. La Cour analyse dès lors les termes litigieux comme l'expression de la conviction du requérant, membre d'un parti écologiste, que face aux risques pour la santé qui peuvent découler de la mauvaise qualité des eaux d'une commune, la passivité des autorités peut avoir les mêmes conséquences et la même gravité qu'un acte positif de pollution. Ainsi replacés dans le contexte dans lequel ils ont été rendus publics, la Cour estime que ces écrits constituaient davantage un jugement de valeur que de pures déclarations de fait.
43. Pour autant, la Cour rappelle que lorsqu'une déclaration s'analyse en un jugement de valeur, la proportionnalité de l'ingérence peut être fonction de l'existence d'une base factuelle suffisante car, faute d'une telle base, un jugement de valeur peut lui aussi se révéler excessif (voir, par exemple, Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, §§ 75-76, CEDH 2001-VIII).
44. La Cour rappelle en outre qu'elle doit mettre en balance un certain nombre de facteurs lorsqu'elle apprécie la proportionnalité de la mesure incriminée. Ainsi, l'article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d'expression dans le domaine du discours politique ou des questions d'intérêt général. Il est en effet fondamental, dans une société démocratique, de défendre le libre jeu du débat politique. La Cour accorde la plus haute importance à la liberté d'expression dans le cadre de ce débat et considère qu'on ne saurait restreindre le discours politique sans raisons impérieuses. Y permettre de larges restrictions dans tel ou tel cas affecterait sans doute le respect de la liberté d'expression en général dans l'Etat concerné (Brasilier, précité, § 41).
45. En l'espèce, la Cour relève tout d'abord que le requérant a produit devant les juridictions internes des analyses susceptibles de faire naître un doute quant à la conformité des eaux de la commune avec les normes sanitaires en vigueur. Ces éléments suffisent à constituer une base factuelle.
46. La Cour juge ensuite que les propos tenus par le requérant relevaient à double titre d'un sujet d'intérêt général. D'une part, ses affirmations étaient relatives à la question de l'environnement et de la santé publique (Hertel c. Suisse, arrêt du 25 août 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI, p. 2330, § 47 ; Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 63, CEDH 1999-III ; Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 42, 27 mai 2004), d'autre part, le requérant s'exprimait sans aucun doute en sa qualité de membre d'un parti politique et dans le cadre de son engagement écologiste, de sorte que ses propos relevaient de l'expression politique (voir, notamment, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, §§ 88-89, CEDH 2005-II ; Mamère, précité, § 20).
47. A ce propos, la Cour souligne que le requérant était, comme mentionné précédemment, candidat à l'élection cantonale. Il était donc en campagne électorale lorsqu'il a procédé à la distribution du tract litigieux. Or, précieuse pour chacun, la liberté d'expression l'est tout particulièrement pour les partis politiques et leurs membres actifs (voir, mutatis mutandis, Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, arrêt du 30 janvier 1998, Recueil 1998-I, p. 22, § 46). En effet, des ingérences dans la liberté d'expression d'un membre de l'opposition, qui représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts, commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts (voir, notamment, Incal c. Turquie, arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998-IV, p. 1566, § 48).
48. Le fait qu'un adversaire des idées et positions officielles doit pouvoir trouver sa place dans l'arène politique inclut nécessairement de pouvoir discuter des actions menées par d'anciens responsables dans le cadre de l'exercice de leurs mandats publics achevés. Surtout, dans le contexte d'une compétition électorale, la vivacité des propos est plus tolérable qu'en d'autres circonstances (Brasilier, précité, § 42). Il ressort ainsi de la jurisprudence de la Cour que si tout individu qui s'engage dans un débat public d'intérêt général, comme l'est par définition une campagne électorale, est certes tenu de ne pas dépasser certaines limites quant au respect – notamment – de la réputation et des droits d'autrui, il lui est également permis de recourir à une certaine dose d'exagération, voire de provocation, c'est-à-dire d'être quelque peu immodéré dans ses propos (Mamère, précité, § 25).
49. Si les termes utilisés par le requérant dans son tract, par le raccourci maladroit qu'ils contiennent, peuvent conduire à une interprétation inappropriée, la Cour juge qu'ils restent néanmoins dans les limites de l'exagération ou de la provocation admissibles. Ce constat est d'autant plus avéré que les limites de la critique sont plus larges à l'égard d'un homme politique, visé en cette qualité, que d'un simple particulier : à la différence du second, le premier s'expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance à l'égard de ces critiques (Lingens c. Autriche, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 103, p. 26, § 42 ; Incal, précité, § 54 ; Feldek, précité, § 74 ; Brasilier, précité, § 41).
50. La Cour ajoute que le support utilisé, un tract, ne se prêtait manifestement pas à développer l'argumentation détaillée du requérant sur la politique de l'ancienne équipe municipale quant au contrôle de la qualité des eaux de la commune. Le requérant revendiquait ici uniquement le fait de soutenir les habitants de la commune pour avoir participé à la démission de l'ancien maire. En outre, le tract ne laissait aucune ambiguïté quant à sa destination, puisqu'il était distribué par des militants et par le candidat lui-même, et que leur objectif était précisément de rendre publics l'engagement politique de ce dernier, son expérience et ses idées.
51. Pour ce qui est des peines prononcées, la Cour a déjà précisé que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu'il s'agit de mesurer la proportionnalité de l'ingérence (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004-VI). Cependant, en l'espèce, la Cour estime que le caractère modéré de la condamnation du requérant ne saurait suffire, en soi, à justifier l'ingérence dans le droit de celui-ci à la liberté d'expression. La Cour a d'ailleurs maintes fois souligné qu'une atteinte, même minime, à la liberté d'expression peut risquer d'avoir un effet dissuasif quant à l'exercice de cette liberté (voir Brasilier, précité, § 43).
52. En conclusion, à la lumière de l'ensemble des éléments de la cause, la Cour estime que la condamnation du requérant s'analyse en une ingérence disproportionnée dans le droit à la liberté d'expression de l'intéressé.
53. Partant, il y a eu violation de l'article 10 de la Convention.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
54. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
55. Le requérant sollicite le versement d'une somme globale de 10 000 EUR au titre des dommages moral et matériel.
56. Le Gouvernement conteste ce montant dont il note qu'il n'est justifié par aucun document.
57. La Cour observe que le requérant ne fournit aucun document à l'appui du préjudice qu'il allègue. Statuant en équité, elle décide de lui allouer 150 EUR au titre du dommage matériel, équivalant au montant des dommages-intérêts qu'il a versés à la partie civile. Quant à l'éventuel dommage moral, la Cour estime que le constat de violation de l'article 10 auquel elle est parvenue en l'espèce suffit à le réparer.
B. Frais et dépens
58. Le requérant sollicite le versement d'une somme de 6 709,83 EUR au titre des frais et dépens, lesquels comprennent tant les frais engagés devant les juridictions internes que ceux engagés devant la Cour.
59. Le Gouvernement souligne que le requérant ne fournit aucun justificatif à l'appui de ses demandes au titre des frais et dépens. Il estime que la somme de 800 EUR serait suffisante pour dédommager le requérant de ses frais de justice.
60. La Cour rappelle que, lorsqu'elle conclut à une violation de la Convention, elle peut accorder au requérant le paiement non seulement des frais et dépens qu'il a engagés devant elle, mais aussi de ceux exposés devant les juridictions internes pour prévenir ou faire corriger par celles-ci ladite violation (voir, par exemple, Hertel, précité), dès lors que leur nécessité est établie, que les justificatifs requis sont produits et que les sommes réclamées ne sont pas déraisonnables.
61. Dès lors que le requérant n'a présenté aucune facture susceptible de justifier les frais qu'il affirme avoir avancés, la Cour ne saurait lui accorder la somme qu'il demande. Statuant en équité, elle décide de lui allouer la somme totale de 800 EUR, tous frais confondus, pour la procédure interne et la procédure devant la Cour. Elle rejette la demande pour le surplus.
C. Intérêts moratoires
62. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 10 de la Convention ;
3. Dit que le constat de violation auquel elle parvient suffit à réparer le dommage moral subi par le requérant ;
4. Dit,
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention 150 EUR (cent cinquante euros) au titre du préjudice matériel et 800 EUR (huit cents euros) au titre des frais et dépens ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 novembre 2007 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Santiago Quesada Boštjan
M. Zupančič
Greffier Président
ARRÊT DESJARDIN c. FRANCE
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